EOBALDO
MANUCCI, qui changea son nom en Aldo Manuzio puis le latinisa
en Aldus Manutius, est connu en France sous le nom d’Alde Manuce. Né
à Bassiano dans le Latium en 1450, il a fait de solides études
classiques, apprenant le latin à Rome et le grec à Ferrare.
Il fut appelé à Carpi par Pic de la Mirandole, un de ses
élèves, en qualité de tuteurs de deux de ses neveux,
Lionello et Alberto Pio. Ces derniers et leur mère furent les premiers
financiers d’Alde, dont le projet était d’éditer et d’imprimer
à grande échelle tous les classiques de la littérature
grecque.
En
1490, Alde Manuce s’établit à Venise comme imprimeur. La
ville était déjà un centre typographique d’importance
et dans ce véritable carrefour culturel, vivaient de nombreux érudits
grecs. Par ailleurs dans cette ville fabuleusement riche, existait un marché
de marchands aisés, susceptibles d’acquérir des livres classiques
pour décorer leurs palais. En 1499, Alde épousa la fille
d’Andrea Torresano, l’imprimeur qui avait racheté à Jenson
son atelier, dont il eut trois fils et une fille.
L’entreprise
éditoriale de Manuce s’est révélée fort complexe
dans la mesure où les manuscrits grecs étaient rares et pour
un même texte présentaient souvent des dissemblances déconcertantes.
Profitant de la présence à Venise de nombreux réfugiés
byzantins, il réunit des érudits grecs qu’il employa à
collecter, relire et éditer les textes classiques. En 1500, ces
érudits fondèrent la Neacademia, également appelée
Académie Aldine, qui se consacra à l’érudition et
la publication de littérature grecque. Ses membres ne parlaient
que grec dans leurs assemblées et modifièrent leur nom pour
leur donner des formes grecques. Des hommes distingués y travaillèrent,
tels le futur Cardinal Pietro Bembo, Alberto Pio, Linacre d’Angleterre
ou encore Erasme de Hollande. Afin de péréniser son académie,
Alde demanda vainement un diplôme impérial à Maximilien...
Analyse
du Romain de Manuce
Toutes les
opérations de fabrication du livre étaient réalisées
dans les ateliers de Manuce. Il fabriquaie lui-même son encre et
reliait les livres qu’il vendait. Manuce s’attacha également à
faire dessiner et fondre des caractères d’imprimerie. D’abord des
caractères grecs un peu grêle avec de trop nombreuses ligatures,
basés sur l’écriture soignée de son principal érudit
grec, Marc Musurus de Crète. Ensuite, un romain finement dessiné
avec pleins et déliés donnant du relief au texte et enlevant
une certaine rusticité aux romains précédents, protoype
du style Aldin œuvre du calligraphe Francesco de Bologne, dit Griffo. Il
fut utilisé pour la première fois pour le De Ætna du futur Cardinal Pietro Bembo, le plus illustre lettré vénitien
de ce temps.
Analyse
de l’aldine, prototype du caractère
italique de Francesco Griffo (1501)
Mais la grande
innovation qu’Alde Manuce fit à la typographie fut de faire fondre
par Francesco Griffo, de gracieux caractères semi-cursifs, inspirés
si l’on en croit la légende de l’écriture du grand poète
italien Pétrarque, et initialement destinés à imprimer
une édition du Plutarque. Ces caractères basés sur
l’écriture de chancellerie en usage à Venise à cette
époque, n’étaient pas encore parfaits et rappelaient plus
un romain incliné qu’une véritable italique, mais Griffo
en le dessinant avait apporté une nouvelle dimension à la
typographie: désormais, nul romain ne serait gravé sans sa
version italique. Le principal intérêt de ce nouveau caractère
est d’ordre économique. Composé avec une approche plus serrée
que les romains traditionnels, l’italique permettait à l’imprimeur
de gagner de l’espace et d’abaisser ainsi les coûts de production
d’un livre. Au reste, dans l’esprit de Manuce, l’italique devait imiter
l’écriture grecque de l’époque, laquelle était agrémentée
de nombreuses ligatures et autres fioritures, et qui était fort
appréciée à Venise. Le premier livre dans lequel ce
caractère fut employé est un « Virgile » publié
en 1501.
Sa première
publication fut une grammaire grecque et latine de Constantin Lascaris
(1495). Il commença, la même année, l’impression des
œuvres d’Aristote. En 1497, il imprimait un dictionnaire gréco-latin
qu’il avait lui-même compilé. C’est que cet érudit
parlait couramment le grec et écrivait dans cette langue ses dédicaces
et ses préfaces. En 1502, il imprima même une Rudimenta grammaticæ
linguæ latinæ, avec une introduction à l’hébreu!
Après 1495, ses éditions se multiplièrent, grecques
(Hésiode, Théocrite, Aristophane, Hérodote, Thucydide,
Sophocle, Euripide, Démosthène, Platon, Plutarque,
etc.) mais aussi latines(Quitilien, Bembo, Erasme qui se rendit à
Venise pour l’occasion, etc.).
Les
éditions de Manuce portaient la fameuse marque au dauphin, symbole
d’agileté, enlacé autour d’une ancre, symbolisant la stabilité
et qu’entourait le nom « ALDVS » en deux syllabes, symbolisant
le «hâte-toi lentement» (Festina lente) de Boileau.
Travailleur
acharné, Alde négligea sa famille et ruina sa santé
(en 1498, il fut ainsi victime de l’épidémie de peste qui
sévissait alors à Venise). Il écrivait dans sa préface
à l’Organon d’Aristote: « Ceux qui cultivent les lettres doivent
obtenir les livres nécessaires à leur but; et je ne saurais
me reposer jusqu’à ce que la fourniture en soit assurée.
». Il fut confronté à des grêves qui ralentirent
son rythme d’édition et dut affronter la rude concurrence d’imprimeurs
rivaux en Italie (les Junte de Milan), en France (Balthasar de Gabiano
et Barthélémy Trodt de Lyon) et en Allemagne, qui copiaient
ses éditions, et qui n’avaient donc pas à supporter les coûts
importants liés à la préparation des textes.
Il résista
toutefois honorablement: c’est que ses livres, imprimés en petits
volumes et vendus à un prix modique étaient très compétitifs
pour un public qui allait en s’élargissant. Cet humaniste, désireux
qu’il était de faire partager ses goûts en matière
littéraire, est le premier imprimeur à avoir lancé
sur le marché des ouvrages édités dans un format beaucoup
plus petit que celui auquel on était habitué jusqu’alors.
Il s’agissait pour lui, d’imprimer des livres que les étudiants
puissent consulter facilement et qui ainsi, avaient d’avantage de chance
d’être lus. Dans une certaine mesure, il est donc possible de considérer
Manuce comme le père de l’impression de masse.
Analyse
du Songe de Poliphile (1499)
Il mourut
épuisé le 6 février 1514 (l’année vénitienne
commençant en mars, il est donc mort en 1515), son œuvre partiellement
accomplie. Ses fils la poursuivirent, pas toujours à Venise (Paul
Manuce travailla ainsi pour le Vatican), avant que l’atelier familial ne
soit dissout en 1597 à la mort d’Alde le Cadet.
On doit aux
Alde d’avoir répandu la littérature grecque sur une échelle
si large, que même les ravages de la guerre de Trente-ans ne parvinrent
à disperser cet exceptionnel héritage.
L’imprimerie vénitienne au XVe siècle
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