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Honoré de Balzac
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La maison Fendant & Cavalier, libraires spéculateurs

« La maison Fendant et Cavalier était une de ces maisons de librairie établies sans aucune espèce de capital comme il s'en établissait beaucoup alors, et comme il s'en établira toujours, tant que la papeterie et l'imprimerie continueront faire crédit a la librairie, pendant le temps de jouer sept huit de ces coups de cartes appelés publications. Alors comme aujourd'hui, les ouvrages s'achetaient aux auteurs en billets souscrits à des échéances de six, neuf et douze mois, payement fondé sur la nature de la vente qui se solde entre libraires par des valeurs encore plus longues. Ces libraires payaient en même monnaie les papetiers et les imprimeurs, qui avaient ainsi pendant un an entre les mains, gratis, toute une librairie composée d'une douzaine ou d'une vingtaine d'ouvrages. En supposant deux ou trois succès, le produit des bonnes affaires soldait les mauvaises et ils se soutenaient en entant livre sur livre. Si les opérations étaient toutes douteuses, ou si, pour leur malheur ils rencontraient de bons livres qui ne pouvaient se vendre qu'après avoir été goûtés, appréciés par le vrai public; si les escomptes de leurs valeurs étaient onéreux, s'ils subissaient eux-mêmes des faillites, ils déposaient tranquillement leur bilan, sans nul souci, préparés par avance à ce résultat. Ainsi, toutes les chances étaient en leur faveur, ils jouaient sur le grand tapis vert de la spéculation les fonds d'autrui, non les leurs. 

Fendant et Cavalier se trouvaient dans cette situation. Cavalier avait apporté son savoir-faire, Fendant y avait joint son industrie. Le fonds social méritait éminemment ce titre, car il consistait en quelques milliers de francs, épargnes péniblement amassées par leurs maîtresses, sur lesquels ils s'étaient attribué l'un et l'autre des appointements assez considérables, scrupuleusement dépensés en dîners offerts aux journalistes et aux auteurs, au spectacle où se faisaient, disaient-ils, les affaires. Ces demi-fripons passaient tous deux pour habiles; mais Fendant était plus rusé que Cavalier. Digne de son nom, Cavalier voyageait; Fendant dirigeait affaires à Paris. Cette association fut ce qu'elle sera toujours entre deux libraires, un duel. Les associés occupaient le rez-de-chaussée d'un de ces vieux hôtels de la rue Serpente, où le cabinet de la maison se trouvait au bout de vastes salons convertis en magasins. Ils avaient déjà pu beaucoup de romans, tels que «La Tour du Nord», «Le Marchand de Bénarès», «La Fontaine du Sépulcre», «Tekeli», les romans de Galt, auteur anglais qui n'a pas réussi France. Le succès de Walter Scott éveillait tant l'attention de la librairie sur les produits de l'Angleterre, que les libraires étaient tous préoccupés, en vrais Normands, de la conquète de l'Angleterre; ils y cherchaient du Walter Scott comme plus tard on devait chercher des asphaltes dans les terrains caillouteux, du bitume dans les marais, et réaliser des bénéfices sur les chemins de fer en projet. 

Une des plus grandes niaiseries du commerce parisien est de vouloir trouver le succès dans les analogues, quand il est dans les contraires. A Paris surtout, le Succès tue le succès. Aussi sous le titre de «Les Strelitz», ou «La Russie il y a cent ans», Fendant et Cavalier inséraient-ils bravement en grosses lettres, «Dans le genre de Walter Scott». Fendant et Cavalier avaient soif d'un Succès: un bon livre pouvait leur servir à écouler leurs ballots de pile, et ils avaient été affriolés par la perspective d'avoir des articles dans les journaux, la grande condition de la vente d'alors, car il est extrêmement rare qu'un livre soit acheté pour sa propre valeur, il est presque toujours publié par des raisons étrangères à son mérite. Fendant et Cavalier voyaient en Lucien le journaliste, et dans son ouvre une fabrication dont la première vente leur faciliterait une fin de mois. »