« Lucien traversa
le Pont-Neuf en proie à mille réflexions.
Ce qu'il avait compris de cet argot commercial lui fit deviner
que, pour ces libraires, les livres étaient comme
des bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise
à vendre cher, à acheter bon marché.
«Je me suis trompé»,
se dit-il, frappé néanmoins du brutal et matériel
aspect que prenait la littérature. Il avisa rue du
Coq une boutique modeste devant laquelle il avait déjà
passé, sur laquelle étaient peints en lettres
jaunes, sur un fond vert, ces mots: Doguerau, libraire.
Il se souvint d'avoir vu ces mots répétés
au bas du frontispice de plusieurs des romans qu'il avait
lus au cabinet littéraire de Blosse. Il entra non
sans cette trépidation intérieure que cause
à tous les hommes d'imagination la certitude d'une
lutte. Il trouva dans la boutique un singulier vieillard,
l'une des figures originales de la librairie sous l'Empire.
Doguereau portait un habit noir à grandes basques
carrées, et la mode taillait alors les fracs en queue
de morue. Il avait un gilet d'étoffe commune à
carreaux de diverses couleurs d'où pendaient, à
l'endroit du gousset, une chaîne d'acier et une clef
de cuivre qui jouaient sur une vaste culotte noire. La montre
devait avoir la grosseur d'un
oignon. Ce costume était complété par
des bas drapés, couleur gris de fer, et par des souliers
ornés de boucles en argent. Le vieillard avait la
tête nue, décorée de cheveux grisonnants
et assez poétiquement épars. Le père
Doguereau, comme l'avait surnommé Porchon, tenait
par l'habit, par la culotte et par les souliers au professeur
de belles-lettres, et au marchand par le gilet, la montre
et les bas. Sa physionomie ne démentait point cette
singulière alliance: il avait l'air magistral, dogmatique,
la figure creusée du maître de rhétorique,
et les yeux vifs, la bouche soupçonneuse, l'inquiétude
vague du libraire.
- Monsieur Doguereau ? dit Lucien.
- C'est moi, monsieur...
- Je suis auteur d'un roman, dit Lucien.
- Vous êtes bien jeune, dit
le libraire.
- Mais, monsieur, mon âge ne
fait rien a l'affaire.
- C'est juste, dit le vieux libraire
en prenant le manuscit. Ah! diantre, «L'Archer de
Charles IX», un bon titre. Voyons, jeune homme, dites-moi
votre sujet en deux mots.
- Monsieur, c'est une
ouvre historique dans le genre de Walter Scott où
le caractère de la lutte entre les protestants et
les catholiques est présenté comme un combat
entre deux systèmes de gouvernement et où
le trône était sérieusement menacé.
J'ai pris parti pour les catholiques.
- Hé! Mais, jeune homme, voilà
des idées. Eh bien! je lirai votre ouvrage, je vous
le promets. J'aurais mieux aimé un roman dans le
genre de Mme Radcliffe; mais si vous êtes travailleur,
si vous avez un peu de style, de la conception, des idées,
l'art de la mise en scène, je ne demande pas mieux
que de vous être utile. Que nous faut-il?... de bons
manuscrits.
- Quand pourrai-je venir?
- Je vais ce soir à la campagne,
je serai de retour après-demain, j'aurai lu votre
ouvrage, et s'il me va, nous pourrons traiter le jour même.
Lucien, le voyant si bonhomme eut
la fatale idée de sortir le manuscrit des Marguerites.
- Monsieur, j'ai fait aussi un recueil
de vers...
- Ah! vous êtes poète,
je ne veux plus de votre roman, dit le vieillard en lui tendant
le manuscrit. Les rimailleurs échouent quand ils
veulent faire de la prose. En prose, il n'y a pas de chevilles,
il faut absolument dire quelque chose.
- Mais, monsieur, Walter Scott a fait
des vers
- C'est vrai dit Doguereau qui se
radoucit, devina la pénurie du jeune homme et garda
le manuscrit. Où demeurez-vous? j'irai vous voir.
Lucien donna son adresse, sans soupconner
chez ce vieillard la moindre arrière-pensée;
il ne reconnaissait pas en lui le libraire de la vieille
école, un homme du temps
où les libraires souhaitaient tenir dans un grenier
et sous clef Voltaire et Montesquieu mourant de faim.
- Je reviens précisément
par le quartier latin, lui dit le vieux libraire après
avoir lu l'adresse.
«Le brave homme! pensa Lucien
en saluant le libraire. J'aidonc rencontré un ami
de la jeunesse, un connaisseur qui sait quelque chose. Parlez-moi
de celui-là? Je le disais bien à David: le
talent parvient facilement à Paris.» Lucienn
revint heureux et léger, il rêvait la gloire.
Sans plus songer aux sinistres paroles qui venaient de frapper
son oreille dans le comptoir de Vidal et Porchon, il se
voyait riche d'au moins douze cents francs. Douze cents
francs représentaient une année de séjour
à Paris, une année pendant laquelle il préparerait
de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur
cette espérance? Combien de douces rêveries
en voyant sa vie assise sur le travail? Il se casa, s'arrangea,
peu s'en fallut qu'il ne fît quelques acquisitions.
Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes
au cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux
Doguereau, surpris du style que Lucien avait dépensé
dans sa première ouvre, enchanté de l'exagération
des caractères qu'admettait l'époque ou se
développait le drame, frappé de la fougue
d'imagination avec laquelle un jeune auteur dessine toujours
son premier plan - il n'était pas gâté,
le père Doguereau! - vint à l'hôtel
où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était
décidé à payer mille francs la propriété
entière de «L'Archer de Charles IX»,
et à lier Lucien par un traité pour plusieurs
ouvrages. En voyant l'hôtel, le vieux renard se ravisa.
«Un jeune homme logé là n'a que des
goûts modestes, il aime l'étude, le travail;
je peux ne lui donner que huit cents francs.» L'hôtesse,
à laquelle il demanda M. de Rubempré, lui
dit: «Au quatrième!»
Le libraire leva le
nez, et n'apperçut que le ciel au-dessus du quatrième.
« Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon,
il est même très beau; s'il gagnait trop d'argent,
il se dissiperait, il ne travaillerait plus. Dans notre
intérêt commun, je lui offrirai six cent francs;
mais en argent, pas de billets.» Il monta l'escalier,
frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint
ouvrir. La chambre était d'une nudité désespérante.
Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte
de deux sous. Ce dénûment du génie frappa
le bonhomme Doguereau. «Qu'il conserve, pensa-t-il,
ces mours simples, cette frugalité, ces modestes
besoins.»
- J'éprouve du plaisir à
vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur,
comment vivait Jean-Jacques, avec qui vous aurez plus d'un
rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie
et se composent les bons ouvrages. Voilà comment
devraient vivre les gens des lettres, au lieu de faire ripaille
dans les cafés, dans les restaurants, d'y perdre
leur temps, leur talent et notre argent. (Il s'assit.) Jeune
homme, votre roman n'est pas mal. J'ai été
professeur de rhétorique, je connais l'histoire de
France; il y a d'excellentes choses. Enfin vous avez de
l'avenir.
- Ah! monsieur.
- Non, je vous le dis,
nous pourrons faire des affaires ensemble. Je vous achète
votre roman...
Le cour de Lucien s'épanouit,
il palpitait d'aise il allait entrer dans le monde littéraire,
il serait enfin imprimé.
- Je vous l'achète quatre cents
francs, dit Doguereau d'un ton mielleux et en regardant
Lucien d'un air qui semblait annoncer un effort de générosité.
- Le volume? dit Lucien.
- Le roman, dit Doguereau sans s'étonner
de la surprise de Lucien. Mais, ajouta-t-il, ce sera comptant.
Vous vous engagerez à m'en faire deux par an pendant
six ans. Si le premier s'épuise en six mois, je vous
payerai les suivants six cents francs. Ainsi, à deux
par an, vous aurez cent francs par mois, vous aurez votre
vie assurée, vous serez heureux. J'ai des auteurs
que je ne paye que trois cents francs par roman. Je donne
deux cents francs pour une traduction de l'anglais. Autrefois,
ce prix eût été exorbitant.
- Monsieur, nous ne pourrons pas nous
entendre, je vous prie de me rendre mon manuscrit, dit Lucien
glacé.
- Le voilà, dit
le vieux libraire. Vous ne connaissez pas les affaires,
monsieur. En publiant le premier roman d'un auteur un éditeur
doit risquer seize cents francs d'impression et de papier.
Il est plus facile de faire un roman que de trouver une
pareille somme. J'ai cent manuscrits de de romans chez moi,
et n'ai pas cent soixante mille francs dans ma caisse. Hélas!
je n'ai pas gagné cette somme depuis vingt ans que
je suis libraire. On ne fait donc pas fortune au métier
d'imprimer des romans. Vidal et Porchon ne nous les prennent
qu'à des conditons qui deviennent de jour en jour
plus onéreuses pour nous. La où vous risquez
votre temps, je dois moi débourser deux mille francs.
Si nous nous sommes trompés, car «habent sua
fata libelli», je perds deux mille francs; quant à
vous, vous n'avez qu'à lancer une ode contre la stupidité
publique. Après avoir médité sur ce
que j'ai l'honneur de vous dire, vous viendrez me revoir.
- Vous reviendrez à moi, répéta
le libraire avec autorité pour répondre à
un geste plein de superbe que Lucien laissa échapper.
Loin de trouver un libraire qui veuille risquer deux mille
francs pour un jeune inconnu, vous ne trouverez pas un commis
qui se donne la peine de lire votre griffonnage. Moi, qui
l'ai lu, je puis voys y signaler plusieurs fautes de francais.
Vous avez mis «observer» pour «faire observer»,
et «malgré que». Malgré veut un
régime direct. (Lucien parut humilié.) Quand
je vous reverrai, vous aurez perdu cent francs, ajouta-t-il,
je ne vous donnerai plus alors que cent écus.
Il se leva, salua, mais sur le pas
de la porte il dit: - Si vous n'aviez pas du talent, de
l'avenir si je ne m'intéressais pas aux jeunes gens
studieux, je ne vous aurais pas proposé de si belles
conditions. Cent francs par mois! Songez-y. Après
tout, un roman dans un tiroir, ce n'est pas comme un cheval
à l'écurie, ça ne mange pas de pain.
A la vértié, ça n'en donne pas non
plus!
Lucien prit son manuscrit le jeta
par terre en s'écriant:
- J'aime mieux le brûler, monsieur!
- Vous avez une tête de poète,
dit le vieillard.
Lucien dévora sa flûte,
lappa son lait et descendit. Sa chambre n'était pas
assez vaste, il y aurait tourné sur lui-même
comme un lion dans sa cage au Jardin des Plantes. »